Déménagement en douce: ces frontaliers suisses qui trichent

De nombreux Genevois s’installent en France voisine,  en raison notamment de la pénurie de logement. Problème: certains d’entre eux n’effectuent pas 
les démarches nécessaires pour signaler 
leur déménagement. Et cela pourrait bien leur coûter cher.

  • Actuellement, impossible de savoir combien de frontaliers suisses n’annoncent pas leur déménagement en France aux autorités.123 RF

«Dans notre situation, tout le monde le ferait. Et puis, ce n’est pas très grave»

«Chut! J’habite en France, mais il ne faut pas le dire…» Cette phrase, quasiment tous les Genevois l’ont déjà entendue au moins une fois, dans le meilleur des cas. Des mots prononcés à mi-voix, presque sur le ton de la confidence. Et pour cause, celles et ceux qui la prononcent partagent le même secret: ils ont choisi d’habiter de l’autre côté de la frontière sans déclarer leur déménagement aux autorités. Leur but premier: faire baisser leur note fiscale en jonglant avec les règles des deux pays ou conserver son assurance maladie. Mais les raisons invoquées par les principaux intéressés peuvent être multiples, qu’il s’agisse d’économiser sur les impôts, de conserver son emploi, ou même, comme on l’a vu plus récemment, de pouvoir être engagé (par exemple à la Ville de Genève). Et pourtant, difficile de trouver des chiffres reflétant parfaitement cette réalité, essentiellement en raison du fait que les contrevenants cherchent justement à rester en dessous des radars.
Résidence secondaire
Dans de nombreux cas, ces contribuables genevois, souvent bien implantés dans la région tout en trichant sur leur lieu de domiciliation, tentent de justifier leur choix. C’est le cas de ce couple de retraités d’une septantaine d’années, qui, une fois à l’AVS, est parti s’installer dans sa maison de campagne en France voisine. «Pour nous, il s’agit d’une question de pouvoir d’achat. Au regard de ce que nous gagnions dans la vie active, les retraites sont minces. En restant en Suisse, nous aurions été contraints de renoncer à certaines choses, peut-être même emménager dans un appartement plus petit, ou vendre un de nos véhicules. Cela peut paraître égoïste, mais nous assumons. Nous avons tout de même travaillé 40 ans chacun», explique Florence*. Depuis, le grand appartement, situé dans un joli quartier genevois, sert à héberger gracieusement la fille du couple, elle-même en difficulté financière depuis de nombreuses années. De quoi éloigner tout potentiel remord qui viendrait à se manifester: «Dans notre situation, tout le monde le ferait. Et puis, ce n’est pas très grave», estime le patriarche. Le couple, tels des Bonnie et Clyde modernes, affirme ne pas craindre les contrôles. Pour cela, ils s’assurent que leur courrier est bien relevé et sont régulièrement présents à Genève pour les questions administratives.
Mais le phénomène touche également des gens plus jeunes, qui décident eux aussi de frauder sur le lieu de domicile. «Cela me permet d’éviter la paperasse, de payer moins d’impôts et aussi de garder toutes mes habitudes à Genève, témoigne Maxime, trentenaire et chef d’entreprise. Et ce n’est pas ça qui va peser sur les finances genevoises: on le voit bien avec les budgets excédentaires de nos autorités!»
Gros risques
Pour autant, malgré les certitudes de ces Genevois, leur décision n’est pas anodine. Sur son site Internet, le Canton rappelle que vivre en France en gardant son adresse officielle à Genève n’est pas autorisé, et que toute personne qui déménage a 12 mois pour le déclarer. Sans quoi, l’article 11 de la Loi d’application de la loi fédérale sur l’harmonisation des registres d’habitants et d’autres officiels de personnes (LaLHR) est clair: «Est passible d’une amende de 1000 francs au plus celui qui ne s’annonce pas ou ne communique pas son départ du canton (…) alors qu’il en avait l’obligation».
Et ce n’est pas tout. Contacté, le Département des finances met en garde: «En cas de fausse domiciliation, les contribuables s’exposent à une double imposition. Outre l’impôt déjà versé en Suisse, les autorités fiscales françaises pourraient légitimement solliciter auprès du contribuable concerné les impôts qui n’auraient pas été payés et qui sont dus par toute personne résidant en France», prévient Déjan Nikolic, secrétaire général adjoint et chargé de communication.
Manque de logements
Du côté des milieux économiques, on suit de près le phénomène. Pour la Chambre de commerces et d’industries et des services de Genève (CCIG), il est surtout symptomatique d’une réalité: celle d’un taux de vacances des appartements particulièrement bas dans le Canton (0,42% pour l’année 2023). «Si la pénurie de logement ne saurait justifier des actions illégales, il est en revanche de la responsabilité des autorités genevoises de construire plus de logements pour ses citoyens de façon à les loger sur le canton et à proximité de leur lieu de travail. Ce faisant, le Canton contribuerait également à réduire la pression qui existe sur les infrastructures et la mobilité», considère Vincent Subilia, directeur général.
«Exode suisse»
Christophe Aumeunier, secrétaire général de la Chambre genevoise immobilière (CGI) rappelle qu’aux heures aiguës du Covid, des Genevois, installés en France voisine, avaient rebroussé chemin pour regagner le canton. Et aujourd’hui? Les statistiques manquent à l’appel. Pour le représentant de la CGI, l’exode suisse vers le pays voisin renvoie de manière sous-jacente au développement du petit territoire genevois. La pénurie de logement de ce côté-ci de la frontière explique en effet pour partie le phénomène. «Or, cette problématique ne figure pas de manière explicite dans le projet de vision territoriale transfrontalière qui est actuellement en consultation. Le document de 120 pages, qui a mobilisé plusieurs fonctionnaires durant quatre ans, ne semble guère convaincre les politiques ici comme en France. Il manque à mon sens l’essentiel, comme de dresser les besoins de la population en termes économiques et concernant le logement. Le plan se concentre principalement sur la primauté du vivant (faune et flore). Si nul ne conteste la nécessité de protéger l’environnement, côté français, on peine à soutenir une telle approche car la priorité est à la création d’emplois et d’habitations destinés à une population qui vit et travaille sur son territoire».
Pas une priorité
Alors? Genève est-il condamné à accélérer la densification du bâti?  
« Sans aucun doute car l’idée qui consisterait à dire, nous offrons des emplois et les départements français du logement est irresponsable et contre-productive. Elle générerait un déplacement de personnes supplémentaire entravant davantage la mobilité et affectant la protection de la nature. En effet, l’étalement urbain français n’est pas un modèle durable», affirme encore Christophe Aumeunier.
Contacté, le Département cantonal du territoire estime pourtant que cette question n’est pas de son ressort. «La responsabilité de notre Département est la planification territoriale et la construction de nouveaux logements via les grands projets de quartiers notamment. Les autres moyens mis en place pour lutter contre le phénomène, s’il y en a, ne sont pas gérés par nous», informe Rafaèle Gross-Barras, chargée de communication. Autant dire que la situation ne semble pas être une priorité pour nos autorités.